COMMENT S'ASSURER UNE CARRIERE RAPIDE
DANS LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE EN FRANCE.

 

Le document en langue anglaise concerne la carrière dans le milieu international. Ce milieu est en fait le système américain (U. S.) étendu aux chercheurs du monde entier. Il est bien clair qu'une véritable carrière de haut niveau doit se dérouler dans ce milieu. Mais un chercheur issu d'un autre pays que les États-unis effectue forcément d'abord un bref parcours dans son pays d'origine avant de partir là-bas et il est donc utile de savoir s'y prendre. D'autre part un chercheur peut aussi faire une carrière entière dans son pays sans accéder au niveau international, ou bien, tout en y accédant en notoriété, conserver en permanence sa base dans le pays d'origine et n'occuper que temporairement un poste dans un établissement international.

Le jeune scientifique qui veut une carrière rapide doit donc connaître les lois du jeu social dans son propre pays.

Or le cas de la France est très spécial et la plupart des conseils qui figurent dans le texte anglais ne s'y appliquent pas. Bien entendu, il reste tout aussi vrai en France que partout ailleurs, que la carrière rapide dépend uniquement des aptitudes au jeu social et absolument pas des qualités propres à la recherche telles que la créativité, l'imagination, la curiosité, et la méfiance envers les idées reçues. Mais les lois de ce jeu social y sont particulières.

D'abord la France offre une sécurité d'emploi et une tranquillité exceptionnelles, donc le carriériste n'y est pas soumis de la même façon à la concurrence. Ensuite, les impératifs économiques interviennent beaucoup plus indirectement qu'aux États-unis et le recrutement y est organisé par l'État central au lieu d'être laissé à chaque établissement. Enfin, la France est l'une des quatre nations où la science est instituée depuis plus de trois cents ans, et les institutions y gardent encore des structures très anciennes et totalement inadaptées à la massification.

C'est pour cela que les lois du carriérisme y sont particulières. Par exemple, du fait de la sécurité d'emploi et de la gestion centralisée des carrières, le carriériste est toute sa vie en concurrence avec l'ensemble des membres de sa génération, donc toujours avec les mêmes ; il en résulte une ambiance très comparable à celle des anciennes communes rurales ou aux cours des petits rois où tout le monde se connaissait. Pour les mêmes raisons (fonctionnarisation et centralisation), les carrières ne consistent pas à quitter un établissement pour un autre plus prestigieux ou plus offrant, mais à grimper le long d'une échelle hiérarchique commune définie par l'État. Le fait que les institutions y sont très anciennes et inadaptées à la massification renforce encore l'ambiance de petite cour mentionnée plus haut. Pourtant la République a profondément marqué tout cela, car lesdites cours n'y entourent aucun roi ; elles sont entièrement tournées sur elles-mêmes dans une forme d'autogestion ; imaginez la cour de l'ancien roi du Wurtemberg sans ce roi, où les caprices d'icelui seraient remplacés par des réflexes de groupe, et les flatteries des courtisans par la manipulation démagogique.

En gros, on peut dire que le milieu scientifique américain est dominé par l'esprit marchand (le business, le capitalisme) alors que le système français est un curieux mélange d'esprit féodal (vie de cour ou de village) et d'esprit républicain (autogestion), où l'esprit marchand ne parvient toujours pas à s'imposer, malgré un demi-siècle de domination américaine.


Voici donc les lois du jeu social que vous devrez suivre pour une carrière scientifique en France. Je considère ici le cas d'une carrière entièrement française, sans ambition internationale.



1. Allez à Paris. Le mieux est d'y aller après le bac, pour une taupe du lycée Louis-le-Grand. Faites tout votre possible pour entrer à l'École Normale Supérieure ou à l'École Polytechnique. C'est la voie royale. L'École Centrale peut convenir aussi pour le domaine technologique. Sachez que si vous ratez cette étape, il n'y aura plus aucun autre moyen de parvenir à une carrière de tout premier plan en France. Il faudra alors vous rabattre sur des ambitions de second ordre (mais les règles énoncées ci-dessous sont valables aussi pour les carrières de second plan). Si vous ratez cette étape et si vous voulez malgré cela garder une chance de parvenir au premier plan, allez aux États-unis le plus tôt que vous pourrez et débrouillez-vous là-bas ; il faudra cependant que vous ayez grande confiance en vos capacités car vos chances seront faibles.


2. Choix de la communauté. Cette règle est également valable pour la France, mais avec les particularités suivantes.

a) En France, la communauté est représentée au Conseil National des Universités et à la Commission générale du C.N.R.S. Ces instances sont découpées en sections qui correspondent à des spécialités scientifiques (exemples : section 10, littératures comparées ; section 27, informatique ; section 34, astronomie et astrophysique ; section 69, neurosciences), et qui siègent sous la forme de commissions. Cette représentation administrative sera la seule chose vraiment importante : dans le milieu international, c'est la tenue de congrès, colloques, workshops, etc., où on rencontre toujours les mêmes vieilles connaissances, qui soude la communauté ; en France, c'est l'instance administrative.

b) Pour le milieu international j'écrivais ``if it appears later that your community was ill-chosen, then change, but this will be costly''. En France, cela ne vous coûtera pas simplement cher, cela enterrera tout espoir de parvenir à un niveau satisfaisant, à moins que vous le fassiez tout au début, avant qu'il soit trop tard.


3. Choisissez bien vos protecteurs. Pour le milieu international j'écrivais encore ``bear in mind that these leaders have a social activity in their community and have actually influence in their area''. En France cela est encore plus marqué : la réputation scientifique des leaders est inefficace si ces leaders ne sont pas maîtres du jeu social dans leur section (leur réputation scientifique vous rapportera juste un supplément d'âme ; c'est très insuffisant pour une carrière rapide). En France beaucoup de ces leaders administratifs sont scientifiquement nuls, mais excellent dans le jeu social ; à l'opposé, il existe des savants célèbres dans le milieu international et marginalisés dans le milieu français (il s'agit généralement de chercheurs qui répugnent à exercer un pouvoir administratif). Il est clair que seule la protection des premiers est utile. Par conséquent, regardez bien quel est le poids administratif de ces personnalités dans les instances, et choisissez vos protecteurs en fonction de cela. En aucun cas ne choisissez vos protecteurs d'après les promesses qu'ils vous font eux-mêmes.


4. Étudiez soigneusement le mécanisme des clans. En fait, l'importance des personnalités joue surtout à l'intérieur des clans, et c'est le clan (généralement lié à une sous-spécialité) qui est la clé du système des commissions ; la preuve, c'est que certains clans sont dépourvus de leaders et cela ne les empêche pas d'être influents ; ainsi l'influence du clan est essentielle au sein de la section, tandis que la personnalité des protecteurs sera décisive au sein du clan. La loi quantitative du système est d'ailleurs très simple, c'est la promotion au mérite : votre mérite M est le produit de d, votre degré d'intégration dans votre clan, par I, l'influence du clan au sein de la section :

M = I ×d

Pour maximiser le mérite, il faut donc maximiser I et d. Vous maximiserez I en choisissant bien votre clan ; et à l'intérieur de celui-ci, vous maximiserez d en choisissant de travailler avec ses personnalités dominantes, et en vous faisant remarquer par un dynamisme soigneusement adapté aux canons du clan. La loi M = I ×d montre qu'il est essentiel de maximiser à la fois I et d ; en effet, une erreur fréquente chez les jeunes ambitieux est de s'épuiser pour d sans avoir vu que I est trop faible.


5. Stratégie de publication. Les conseils donnés dans la version internationale restent valables pour la France. Une différence très importante toutefois : les publications seront beaucoup moins prises en compte que dans le milieu international, surtout quand vous aurez atteint un certain niveau (professeur ou directeur de recherches) : à ce moment, votre activité administrative sera beaucoup plus déterminante. Mais tant que vous n'aurez pas atteint ce stade, un minimum reste indispensable car le système est obligé de sauver les apparences et ne peut compter que sur les jeunes pour cela, de sorte que votre dynamisme sur ce point peut être un élément important pour augmenter le facteur d. Mais il y a d'autres moyens, et n'oubliez jamais que seule la valeur de d est utile, non la manière d'y parvenir. Comme dans le milieu international, la qualité intrinsèque des publications n'a aucune importance car nul ne les lit ; seuls comptent leur nombre et la cotation des revues.


6. Visez d'abord le grade de professeur. Ce grade doit être atteint coûte que coûte le plus vite possible. Évitez donc comme la peste les sections où ce grade ne peut être atteint avant l'âge de quarante ans, comme littératures comparées ou astronomie. Il s'agit d'une étape cruciale de la carrière universitaire : avant, la rapidité de votre ascension dépendra du pouvoir et de l'influence de vos protecteurs au sein du clan (c'est pourquoi il est tellement important que vous sachiez les choisir) ; après, elle dépendra de votre maîtrise des techniques de manipulation et de votre habileté à saisir les opportunités qui se présenteront. Il ne faut pas espérer obtenir un poste de professeur à Paris : cela vous obligerait à attendre beaucoup trop longtemps et serait bien pire que de prendre un poste en province ; mais vous conserverez toutes vos relations à Paris, et de toute façon les instances dont vous restez membre sont nationales. En conclusion : prenez le poste qui se présente le plus vite, à l'exclusion de toute autre considération telle que la situation familiale ou les possibilités pour la recherche. Si votre conjoint rechigne à vous suivre, divorcez ; si l'environnement de recherche vous semble mauvais, qu'importe, puisqu'à partir de là seules compteront vos activités administratives. Quand aux conditions de l'enseignement, il est évidemment ridicule de s'en préoccuper.


7. Devenez administratif. En France, il sera peu utile d'être un manager. L'essentiel est de devenir un pilier des commissions. Sachez que les personnes que vous fréquenterez dans ces commissions sont aussi celles qui décideront de vos diverses nominations. Efforcez-vous de vous y faire connaître dès le départ ; vous pouvez y être élu dès le début de votre carrière, comme maître-de-conférences : il suffira d'en manifester la volonté au moment où les différents lobbies préparent leurs listes électorales. Ces lobbies électoraux n'ont rien à voir avec les clans de spécialité mentionnés plus haut, donc il vous faudra choisir votre lobby indépendamment du clan que vous avez déjà choisi : vous choisirez évidemment le plus influent de la section. Parfois la domination d'un lobby peut reculer au profit d'un autre ; alors, changez ; car contrairement à un changement de section, un changement de lobby électoral ne vous coûtera pas cher.

En général évitez de faire carrière par simple avancement le long de l'échelle hiérarchique : c'est beaucoup trop lent. Exploitez systématiquement les possibilités annexes (être nommé chargé de mission par le ministre, expert auprès d'administrations, membre de comités d'évaluation, etc.)


8. Apprenez les techniques de manipulation de groupe. Pour une carrière française sans ambition internationale vous n'aurez pas besoin d'éliminer des rivaux plus brillants que vous sur le plan scientifique. Vos seuls rivaux seront des membres de votre section dont l'influence administrative pourrait gêner la vôtre. Ce type de rival ne se neutralise pas par l'obscurité : de toute façon l'activité des commissions est obscure par nature. N'employez surtout pas de méthode agressive ; utilisez systématiquement la manipulation psychologique. Le principe en est simple : la vie sociale est basée sur l'hypocrisie, c'est-à-dire que la plupart des vérités ne peuvent pas être exprimées en public (par exemple les lois de la réussite qui sont exposées ici). Pour parvenir à vos fins tout l'art consiste à agir de telle sorte que vos adversaires ne puissent s'y opposer sans transgresser l'hypocrisie ; ainsi, si vous êtes habile dans cet art, ils ne pourront qu'assister muets et impuissants à l'accomplissement de votre volonté, à moins de se déconsidérer. Si vous ne maîtrisez pas cet art il vous faudra l'apprendre car c'est la seule arme qui fonctionne dans ce milieu. Il existe des traités de psychologie sociale pour en acquérir les bases théoriques, mais la pratique s'apprend sur le terrain en observant ceux qui savent en user. Si vous n'êtes pas doué pour cela il vous faudra renoncer à la carrière rapide et vous contenter d'avancer à l'usure, en courbant l'échine pour susciter des protections auprès de ceux qui sont doués, ou bien encore pire, comme un chercheur qui vient en vain mendier de l'avancement, en exhibant pitoyablement ses publications.


9. Soyez membre d'un grand parti politique. Inscrivez-vous dès vos débuts dans un parti susceptible de gouverner. Puisque vous êtes forcément à Paris vous pourrez en approcher les dirigeants. En étant volontaire pour certaines responsabilités et en participant à la vie du parti, vous pourrez trouver l'occasion de travailler avec eux. Profitez surtout des périodes où le parti est dans l'opposition pour approcher les dirigeants, car ils seront inaccessibles pendant qu'ils seront ministres. Il est donc essentiel de nouer les relations avant qu'ils entrent dans un gouvernement.

En ayant ainsi approché les leaders d'un parti encore dans l'opposition dès le début de votre carrière, vous vous serez aménagé l'énorme avantage de connaître personnellement des membres du gouvernement et notamment le ministre de la recherche ou des universités. C'est là un élément important pour la carrière, car vous pourrez obtenir des positions par nomination au lieu d'attendre d'être élu ou coopté, ce qui est presque toujours trop long. Vous aurez aussi une entrée plus facile au ministère ou au conseil régional, ce qui vous facilitera l'obtention de crédits pour votre université et ainsi renforcera votre pouvoir et votre influence : au ministère, vous verrez vos collègues directeurs d'établissement ou de laboratoire, présidents d'université, directeurs scientifiques, etc. faire la queue et vous éprouverez l'ivresse que l'on ressent à être au-dessus de la masse. Bien sûr vous ne bénéficierez de ces entrées que pendant les périodes où votre parti sera aux affaires, mais n'oubliez pas que sans la période d'opposition vous n'auriez pas pu approcher les dirigeants.

Un autre point important est le choix du parti. Il est évidemment sans intérêt d'entrer dans un petit parti, et le choix est à faire entre le P.S. et la coalition R.P.R./U.D.F. Choisissez alors d'après les opinions qui sont majoritaires dans votre section (de gauche en sciences, de droite en médecine ou en Droit). Il n'est pas possible d'être des deux côtés à la fois.


10. L'apothéose. Le couronnement d'une carrière de mandarin français ne sera évidemment pas de même nature que celle d'un chercheur de stature internationale. Si les honneurs dont vous rêviez étaient une reconnaissance telle que le prix Nobel, il fallait choisir la voie internationale. Dans l'autre cas, votre couronnement sera un poste de secrétaire d'État à la recherche, de directeur général du C.N.R.S. ou (plus modeste) président d'université, directeur scientifique au C.N.R.S. ou chargé de mission du ministère. Mais l'essentiel sera atteint : vous serez parvenu au-dessus de la masse des obscurs tâcherons. Le seul problème qui subsistera est hélas insoluble : comment s'élever en outre au-dessus de la masse sans cesse croissante de tous ces bureaucrates ?

 

Comme pour la version anglaise, certains se débarrasseront du problème de la façon habituelle, en disant que tout cela est exagéré. Mais la meilleure façon d'être fixé n'est-elle pas de demander à ceux qui sont le plus exposés aux lois décrites ci-dessus, qui ne peuvent pas les ignorer parce qu'ils les subissent sans protection?

Dans le numéro 314 de la revue La Recherche (novembre 1998) vous trouverez neuf lettres de jeunes docteurs français en post-doc à l'étranger, qui ont essayé d'être candidats à des postes de Maître de conférence.

Vous pouvez les consulter sur le site de La Recherche. Pour accéder directement à chacune de ces neuf lettres, cliquez sur les liens suivants:

lettre1

lettre2

lettre3

lettre4

lettre5

lettre6

lettre7

lettre8

lettre9

 

Conclusion : un séjour à l'étranger développe fortement la propension à exagérer !

Ayant le même défaut, mais de naissance, je suis intéressé par votre expérience. Si vous-même (ou un de vos amis) racontez votre expérience sur un site, je ferai un lien à  partir d'ici.

 

Si vous êtes doctorant et souhaitez être mieux armé pour affronter cette jungle, visitez le site que voici, qui vous aidera a accéder à toutes les informations pratiques, et qui vous permettra aussi de partager l'expérience de vos pairs plus anciens, tout en faisant part de la vôtre:

http://garp.univ-bpclermont.fr/guilde/Listes/

 

Voici encore un site où vous pourrez trouver un aperçu critique sur la Recherche:

http://www.cristal.org/book.html