Avant que vous ne lisiez cette préface je voudrais vous dire un certain nombre de choses sur l'édition, notamment l'édition d'ouvrages universitaires ou scientifiques. Si cela vous intéresse: OUI. Sinon, voici cette préface (non expurgée):

 

AVERTISSEMENT

 

Ce livre est écrit pour tous ceux qui, en suivant un enseignement scientifique, ont éprouvé le sentiment typique qu'il manquait quelque chose d'essentiel, qui aurait permis de vraiment comprendre. Il ne s'adresse donc qu'à ceux qui veulent réellement comprendre. Ceux qui ont déjà éprouvé ce sentiment devinent certainement ce que je veux dire par ``comprendre''; mais permettez-moi de l'expliquer.

L'enseignement scientifique laisse les esprits curieux sur leur faim: Beaucoup de jeunes sont impressionnés en regardant des émissions ou en lisant des revues de vulgarisation scientifique qui font miroiter des mystères passionnants, et choisissent une filière d'études scientifique. L'enseignement supérieur scientifique a par contre pour but unique de transmettre des techniques. De ces techniques, la formation minimale indispensable pour faire un ingénieur, un chercheur, ou un enseignant, en comporte déjà plus qu'un jeune cerveau ne peut en supporter. Tout enseignant arrive à peine, dans le nombre d'heures de cours maximal qui lui est consenti compte tenu des possibilités horaires et du temps de travail personnel considérable que les étudiants devraient théoriquement fournir pour leur assimilation, à placer la totalité des techniques qu'il est chargé de transmettre. Comment voulez-vous, dans ces conditions, prendre du temps pour expliquer la signification des concepts introduits, ou bien pour expliquer comment et pourquoi les techniques qu'on enseigne ont été inventées?

Beaucoup de scientifiques, éminents ou non, se plaignent de voir ainsi la culture scientifique peu à peu évincée par des formations purement techniques. On s'en plaignait déjà au siècle dernier. Peut-être croyait-on alors qu'en agitant publiquement le spectre d'un retour progressif à l'obscurantisme, on parviendrait à susciter un sursaut collectif. Il n'en a rien été. On a envoyé en 1914 les jeunes polytechniciens, auxquels les meilleurs professeurs avaient enseigné cette culture, au front se faire tuer. Puis la masse des connaissances à transmettre a continué à augmenter sans limite. Peut-être croit-on aujourd'hui qu'en répétant publiquement les mêmes craintes, dans les mêmes termes, mais à la télévision cette fois, on réussira là où nos ancêtres ont échoué?

Je n'en crois évidemment rien. Il m'est apparu après réflexion que la seule action susceptible d'atteindre une certaine efficacité était d'écrire des livres comme celui-ci. Sans trop d'illusions, car contre les principaux obstacles, je n'ai aucun moyen d'action. Je ne peux agir qu'en affaiblissant des obstacles secondaires: si je n'ai pas le pouvoir de donner plus de temps à ceux qui souhaitent approfondir et comprendre tout ce qui est resté caché derrière les masses de connaissances qu'ils ont dû assimiler à toute vitesse, je peux au moins les aider dans leur quête, raccourcissant par là le temps qui leur serait nécessaire pour faire tout le chemin eux-mêmes. Mais j'écris pour les lecteurs ayant une volonté préalable d'approfondir et de comprendre; je ne cherche pas à la susciter chez ceux qui ne l'ont pas.

Il faudra cependant que cette volonté soit assez forte, car je n'ai pas été capable de fournir une matière prédigérée au point qu'un dimanche après-midi puisse suffire pour la comprendre. Ce livre exigera donc malgré tout un effort important de la part du lecteur.

Jusqu'ici, je n'ai fait que décrire mon objectif. Cela montre déjà que mon but n'était pas d'écrire un manuel scolaire; cela n'aurait eu aucun sens, puisqu'il en existe déjà beaucoup. On peut certes estimer que les manuels existants sont mauvais, qu'ils expliquent le sujet d'une manière trop compliquée, trop abstraite, ou au contraire pas assez rigoureuse, etc., et nourrir l'ambition d'en écrire un qui soit enfin parfait. Mais pour éviter tout malentendu, je me permets d'insister: ce n'est pas cette ambition qui m'a poussé à réaliser ce livre. Bien sûr, je me suis toujours efforcé de ne pas rendre les choses plus compliquées qu'elles ne le sont naturellement et d'être aussi pédagogique que possible (par exemple en insérant de nombreuses figures), et j'espère y être parvenu aussi bien que dans les bons manuels. Mais mon but n'a pas été de faire un manuel ``meilleur''; j'ai voulu faire autre chose qu'un manuel. J'ai voulu expliquer ce qui est passé sous silence dans les manuels. Toutefois j'ai construit ce livre autour d'un cours d'initiation (au départ purement technique, lui aussi) au Calcul des probabilités; il est donc possible à un bachelier scientifique d'apprendre les techniques du Calcul des probabilités dans ce livre, bien que ce ne soit pas le but de l'ouvrage. Dans ce cas, il ne faut pas hésiter à laisser de côté les discussions qui émaillent l'exposé, et surtout les passages trop difficiles. Mais tout dépend du niveau technique d'où part le lecteur. Je m'adresse aussi à ceux qui ont déjà suivi avec succès des cours de Calcul des probabilités, au niveau de la licence ou de la maîtrise ou même plus, et je veux leur raconter ce qu'ils n'y ont pas appris.

Je me suis efforcé d'écrire pour plusieurs niveaux de lecture très différents à la fois. Beaucoup d'exemples (souvent empruntés à la Physique) peuvent être difficiles pour un débutant, ou pour un lecteur ayant reçu une formation purement mathématique, mais ils ne sont pas nécessaires pour comprendre le reste et peuvent donc être omis. Inversement, le physicien aura beaucoup de mal à suivre certaines démonstrations mathématiques détaillées et rigoureuses; le mieux pour lui sera de les ignorer. Les lecteurs qui connaissent déjà le Calcul des probabilités et qui cherchent ce qu'on ne trouve pas dans les manuels, pourront, eux, laisser les passages qu'ils connaissent déjà, et ne lire que les discussions et les exemples.

Quel que soit l'objectif visé, quelle que soit la formation scientifique antérieure, il ne faut donc pas vouloir absolument tout lire. Une lecture lacunaire est possible, ce livre a été construit pour le permettre; c'est pourquoi, si on le lit en entier, on trouvera bon nombre de redites.

Je ne donne pas ici d'instructions de lecture plus précises; ce serait vain car chaque lecteur est différent et nul ne sait mieux que soi-même comment il convient de lire.

Après ces remarques pragmatiques destinées au lecteur, j'éprouve encore le besoin de me justifier quant aux principes.

Je ne discuterai pas les raisons - évoquées plus haut - pour lesquelles l'enseignement scientifique se borne à aligner des formules et des techniques sans se préoccuper des questions qui se posent à leur sujet. Il est devenu courant de dévaloriser comme ``philosophique'' toute question non strictement technique, mais les questions auxquelles je tente de répondre dans ce livre ne sont pas de la philosophie, elles sont partie intégrante de la science au sens le plus strict. Il arrivera certes deux ou trois fois qu'un philosophe soit cité, mais c'est alors pour des remarques d'ordre scientifique. Je qualifierai ces questions de sémantiques, faute d'un meilleur terme.

Pour me faire bien comprendre, voici un exemple. En Calcul des probabilités, on définit formellement l'indépendance stochastique: deux événements A et B sont stochastiquement indépendants si la probabilité de leur intersection est égale au produit de leurs probabilités. Les questions formelles sont celles qui concernent les règles et astuces purement algébriques de calcul qui dérivent de cette définition. Les questions sémantiques par contre concernent la signification concrète de ce concept: à quelle réalité correspond cette définition? À quoi reconnaît-on que des événements réels sont indépendants? Pourquoi des événements réels qui ne s'influencent pas mutuellement satisfont-ils cette définition? Et que signifie au juste ``ne pas s'influencer''? Les questions formelles ne se posent qu'à l'intérieur de l'axiomatique. Les questions sémantiques se posent au contraire à l'extérieur: elles concernent la justification des définitions et axiomes, leur rapport avec une réalité qu'on modélise; elles peuvent être critiques et conduire à relativiser le formalisme, ou même à en contester la pertinence et à en percevoir les limites de validité.

Le danger d'une formation scientifique dépourvue de tout questionnement et de toute pensée critique (danger déjà largement dénoncé au XIXe siècle) est la perte progressive de créativité de la pensée scientifique. Si on prend la peine de faire certaines études historiques, et de se plonger dans l'ambiance très intime des grandes découvertes scientifiques du passé (de Kepler à Einstein), en lisant les articles originaux, les autobiographies, les commentaires et les polémiques des contemporains, etc., on est frappé par la prédominance des questions sémantiques. Ces dernières sont beaucoup moins présentes dans les périodes de développement qui suivent les découvertes. C'est pourquoi ma principale source d'inspiration a été le contexte historique des découvertes scientifiques majeures, où j'ai puisé la plupart de mes exemples. Les questions sémantiques sont aussi celles que posent les étudiants vraiment curieux, s'ils n'ont pas été trop découragés de le faire ou s'ils ne se sentent pas trop ridicules.

Bien entendu il ne suffit pas de poser des questions sémantiques pour faire des découvertes, mais les véritables découvertes commencent toujours par de telles questions. Ces découvertes consistent généralement à s'apercevoir que certaines évidences n'en étaient pas: par exemple que le mouvement diurne du firmament n'est pas dû à sa rotation, que la lune ne reste pas dans le ciel parce qu'elle est légère, que les calculs effectués par Euler ne marchent pas pour n'importe quelles fonctions mais seulement pour les fonctions analytiques, que la simultanéité de deux événements éloignés dépend de la vitesse de l'observateur, etc. Chacune de ces découvertes est la réponse à une certaine question sémantique.

Un enseignement purement technique, épuré de toute question sémantique, se présente généralement sous la forme d'une axiomatique posée a priori, dont on ignore l'origine et les motivations; on ignore pourquoi et comment ces axiomes ont été posés un jour parce que ce savoir là n'est pas transmis. Il devient impossible de les mettre en doute, d'en imaginer les limites. Peu à peu, la critique et donc la création deviennent impossibles.

Ce mal, ou du moins le risque d'y succomber, est aussi vieux que la science, il suffit de lire les Anciens pour s'en convaincre. Il n'est dû essentiellement, ni à la massification de l'enseignement scientifique, ni au culte effréné du rendement qui caractérisent la société moderne, puisque les philosophes grecs s'en plaignaient déjà. Il a simplement pris une forme moderne.

Un autre mal, réellement moderne celui-là (il est typique du XXe siècle), est le cloisonnement de la science en spécialités, gardées par des clans jaloux de leur propriété intellectuelle. Cette dernière se réduit d'ailleurs le plus souvent à la simple possession de mots-clés, au contenu scientifique pauvre, et d'un jargon incompréhensible destiné à masquer ladite pauvreté. La science s'appelait autrefois Philosophie naturelle et formait un tout. Jusqu'au tournant du siècle, tout grand mathématicien comprenait la Physique aussi bien que la Mathématique; plus que cela: il ne séparait pas les deux. Une compréhension véritable des concepts du Calcul des probabilités est impossible à l'intérieur de l'un de ces clans définis par leurs mots-clés. C'est pourquoi je me suis efforcé de renouer avec la Philosophie naturelle. Et pour que l'ouvrage ne tourne pas à l'encyclopédie (ce qui aurait fortement nui à son but), j'ai choisi de sacrifier un aspect secondaire du sujet, en ne parlant que de probabilités discrètes. Cela évite par exemple de recourir à l'intégrale de Lebesgue, et la place ainsi gagnée est mise à profit pour approfondir la signification des concepts. Cette tactique est d'autant plus efficace ici que les probabilités discrètes sont conceptuellement tout aussi riches que les probabilités dénombrables.

Déplorer les maux mentionnés ci-dessus ne changera rien à la situation sociologique. Il est vain de chercher à convaincre la grande masse ou les gouvernements de la gravité de la situation; la grande masse a d'autres soucis, et pour ce qui est de la gravité, il se passe tant de choses bien plus tragiques qu'on ne mobilisera guère sur le thème de la science menacée. Publier un appel dans la presse, sur un ton de détresse invoquant le déclin de la France ou de l'Europe, équivaut à jeter une goutte d'eau dans le Rhin. D'ailleurs il n'est pas du tout évident que la science ait vraiment gagné à se transformer en cette gigantesque bureaucratie de type soviétique que nous connaissons aujourd'hui, et les appels à sauver l'esprit de la science ne seraient pas seulement noyés dans les innombrables appels d'intellectuels pétitionnaires qui se tuent à attirer l'attention sur des problèmes bien plus urgents; ils seraient aussi noyés parmi les innombrables appels de la nomenklatura scientifique pour l'augmentation de ses crédits.

En conséquence, tout en étant bien conscient de la ténuité de mon action, j'ai pensé qu'il serait plus utile de jeter une bouée de sauvetage à ceux qui se noient. Je signale à ce propos que la bouée que je lance avait auparavant servi à me sauver moi-même de la noyade.

 

                                                                                                      Strasbourg, le 15 mars 1995


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